La vie des architectes est généralement peu connue. Ces artistes qui élèvent de vastes monuments, qu'il leur est rarement donné de terminer, excitent moins l'intérêt du public que les peintres, les sculpteurs et les musiciens. Le spirituel secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts, dans l'éloge qu'il a prononcé, il y a quelques années, d'un architecte distingué, M. Abel Blouet, le comparait à un alto qui joue un rôle utile mais modeste dans un orchestre; ce que M. Halévy appliquait à son confrère, nous serions tenté de le dire de la profession des architectes prise en général. Tandis que nous aimons à être initiés aux détails les plus intimes de la vie des autres artistes, à peine connaissons-nous par leurs noms et leurs travaux une douzaine d'architectes français, dont nous admirons les ouvrages, tout en ignorant les particularités qui les concernent. C'est là, ce nous semble, une injustice qu'il serait grand temps de réparer. En effet, les Vies des fameux architectes depuis la renaissance des arts, par Dezallier d'Argenville, et même L'Histoire de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes du onzième siècle jusqu'à la fin du dix-huitième, par Quatremère de Quincy, ne nous paraissent pas répondre à leurs titres, surtout en ce qui concerne les architectes français, et nous exprimons le vœu qu'un ouvrage spécial et digne du sujet, leur soit incessamment consacré.Pour notre part, une note de M. Eugène Grésy, dans son intéressant article sur les Artistes qui ont travaillé au château de Vaux-le-Vicomte (1), nous a porté à faire connaître ce que nous avons pu découvrir de la vie et des travaux de Daniel Gittard, architecte, dont il est question dans cette note.
Daniel Gittard naquit le 14 mars 1625, à Blandy (2), bourg de la Brie française, situé à
de Melun.
Ce bourg est célèbre dans la contrée par un vieux château féodal qui, construit par les vicomtes de Melun, appartint successivement aux Tancarville, aux d'Harcourt, aux d'Orléans-Longueville. Il était encore debout et faisait partie du douaire d'Anne de Montafié, veuve du comte de Bourbon - Soissons, lorsque Daniel Gittard vint au monde. On n'en aperçoit plus aujourd'hui que les imposantes ruines (1).
Le père de Daniel s'appelait Jean Gittard l'aîné. Il était charpentier à Blandy. L'un de ses fils, Pierre, suivit la même profession et ce fut lui qui obtint du surintendant Foucquet la fourniture de la charpente du château de Vaux.Indépendamment de son frère Pierre, Daniel en avait plusieurs autres, dont deux exerçaient la profession de maître maçon à Paris, et il est présumable que ce fut en travaillant avec eux qu'il parvint à les dépasser et à devenir l'un des plus habiles architectes de son temps; c'est-à-dire à marcher à côté des François Blondel; des Lemuet, des Levau, des François Mansart, etc. Nous ignorons, du reste, sous quel maître il étudia.Étant encore fort jeune, Daniel Gittard fit construire le bel hôtel de Saint-Simon, depuis hôtel de la Force, situé rue Taranne, auprès de la fontaine de la Charité; Blondel en a donné la façade (planche 8 du chapitre xxxi du premier volume de son Architecture française) (2).Germain Brice nous apprend que Daniel. Gittard a fait les dessins de l'hôtel de La Meilleraie, rue des Saints-Pères (3), et qu'il fit bâtir pour le célèbre musicien Lulli, une maison rue Neuve des Petits-Champs, « ornée par le dehors de grands pilastres d'ordre composé et de quelques sculptures qui ne sont pas mal imaginées (4). »Mais le travail qui, sans contredit, fait le plus d'honneur à Daniel Gittard, est sa participation à la construction de l'église de Saint-Sulpice.'L'ancienne église placée sous ce vocable étant devenue insuffisante par suite de l'augmentation de la population du faubourg Saint-Germain, dont elle était la seule paroisse, on sentit la nécessité de l'agrandir. En 1615 un architecte, appelé Christophe Gamard, avait été chargé de dresser les plans des nouvelles constructions. Mais quelques années plus tard, il parut plus convenable de construire une nouvelle église dans de bien plus vastes proportions.
Le 18 mars 1636 il fut arrêté
que l'on y travaillerait incessamment, que les dessins seraient revus par MM.
Gamard, de
Blondel dit que Gittard commença la construction de l'hôtel de Saint-Simon
en 1644, mais comme il n'avait alors que dix-neuf ans, il est probable qu'il
y a erreur de date.(3) Nouvelle description de Paris, t. IV, p. 56 de
l'édit. de 1725.(4) Idem, t. I, p. 412. — Elle existe encore au coin
de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petit-Champs. (V. le Paris démoli
à» M. Fournier, Aubry, 1855, p. 1914),(1) Archives de l'Art français,
t. VI, p. 3.(2) Voici l'acte de baptême de Daniel Gittard:Voici
son acte mortuaire, que nous avons copié sur les registres de la paroisse de
Saint-Sulpice, déposés aux archives de l'hôtel de ville:« Le 17° décembre 1686,»
A esté fait les convoys, service et enterrement de Monsieur Daniel
Gittard, ingénieur et architecte ordinaire des bâtimens du roy et de
son Académie royale, et ancien marguillier de cette paroisse, mort le quinzième
du présent mois, en sa maison rue des Saints-Pères, agé d'environ soixante ans,
et ont assisté au dit enterrement Pierre Gittard et
Daniel Gittard, tous deux fils du dit deffunt.«
Signé : Pierre Gittard; Daniel Gittard. »Daniel Gittard prenait le titre d'ingénieur dans les actes notariés
et dans les actes de l'état civil auxquels il figurait, ce qui doit porter à
penser qu'il joignait, comme Blondel et Lemuet, à sa qualité d'architecte civil,
les fonctions d'ingénieur, qui appartenaient alors à ceux qui s'occupaient des
travaux des ponts-et-chaussées ou des fortifications. Ce qui nous porte à croire
que c'est à cette dernière classe d'ingénieurs que Daniel Gittard appartenait, c'est(3) Archives de l'Ait français,
t. I, p. 419.que son fils aîné et sa descendance suivirent la même carrière,
ainsi que nous l'avons appris, d'après les recherches auxquelles nous nous sommes
livré au dépôt des fortifications; en effet, grâce à la bienveillance de M.
le colonel Augoyat, qui dirige ce dépôt, nous avons vu que Pierre Gittard,
celui qui a figuré dans l'acte de décès de son père, et qui fut reçu
membre de l'Académie d'architecture en 1699 (1), était entré dans le corps du
génie en 1690, qu'il avait été en 1712 ingénieur en chef à Philippeville, qu'il
était passé en la, même qualité à Lille en 1713, qu'il avait reçu en 1738 le
titre de directeur des fortifications, et qu'il était mort à Lille au mois de
juin 1746. Nous ajouterons qu'il était chevalier de Saint-Louis.Le fils de Pierre
Gittard fut aussi ingénieur. Il entra dans le corps en 1705
et fut ingénieur en chef à Lille en 1738, puis directeur des fortifications
en 1743, nommé à la direction des places conquises en 1746, d'abord à Ypres,
puis à La Rochelle.Ce dernier eut pour fils Gittard de Brannay, entré au corps du génie en 1726, ingénieur
à Bouchain en 1735, ingénieur en chef en 1747.Outre son fils aîné Pierre, Daniel
Gittard avait eu trois autres enfants de sa femme Marie Dupré. Un second
fils, appelé aussi Daniel Gittard (celui qui figure
dans l'acte mortuaire de son père), prend dans les actes la qualification de
bourgeois de Paris, ce qui semble prouver qu'il n'exerça aucune profession;
une fille appelée Marie-Anne Gittard, décédée célibataire
en sa maison de Blandy, le 7 février 1748, et une deuxième fille nommée Catherine
Gittard, qui fut mariée en 1694 à Ambroise-Charles Guérin,
ancien bâtonnier de l'ordre des avocats au parlement de Paris, mort doyen des
avocats le 26 septembre 1752, laquelle décéda le 24 juillet
Membre fondateur (Président de la Section de Bfelnn). Les mémoires de Gourville
(1) nous révèlent sur la vie de Gittard une particularité
assez piquante : c'est qu'en 1660, lorsque le surintendant Foucquet acheta la
terre de Belle-Ile, ce fut Gittard (2) qu'il y envoya
pour fortifier le château; la surveillance des travaux y exigea même sa présence
assez longtemps. Or, personne n'a oublié que dans le fameux procès, la fortification
de cette place fut l'un des chefs les plus graves de l'accusation. Mais il est
évident que l'architecte-ingénieur exécutait tous ces travaux le plus innocemment
du monde; il ignorait alors les desseins coupables de son client; car on ne
voit pas, dans les détails publiés sur la procédure, qu'il ait jamais été inquiété
ou même interrogé à ce sujet. Au surplus cette circonstance justifie pleinement
l'opinion émise par notre savant confrère, M. Taillandier : qu'à la qualité
d'architecte Gittard joignait la science d'ingénieur
des fortifications et des ponts-et-chaussées. Nous avons déjà eu occasion (3)
de montrer que cet architecte était employé par le surintendant; en 1658, lorsque
le prodigue ministre fit l'acquisition du couvent des carmes de Melun, à Maincy,
pour y établir sa manufacture de tapisserie, le procès-verbal d'expertise fut
dressé par Gittard et son frère Pierre.La restauration
complète du château de Saint-Maur, près Charenton, fut aussi confiée à Gittard
par l'intendant du prince de Condé. Ce renseignement qu'on chercherait vainement
ailleurs, a été consigné par Pérelleau bas de deux vues gravées de ce célèbre
manoir. Après avoir rappelé qu'il fut commencé à bâtir pour Catherine de Médicis,
dans son enthousiasme pour le style de son temps, voici comment s'exprime le
graveur: « Le changement des » croisées, des portes, l'augmentation des fossez,
cours et fermeture des ailes, qu'a faits le sieur Gittard, y augmentent non» seulement la beauté mais en rendent
les appartements communs(1) Collection des mémoires de Petitot, t. 52, 2e
série, p. 341.(2) L'édition porte : « Le sieur Gittard, très bon architecte.
» L'identité du personnage ne peut pas faire de doute, évidemment il y a là
une faute de lecture.(3) Documents sur les artistes qui ont travaillé pour
Foucquet au château de Vaux-le-Vicomte, par E. Grésy. Melun, Michelin, 1861,
p. 10.» modes, et l'escalier qui était au milieu de la façade ayant été » changé,
donne la facilité de voir de la cour dans le jardin, qui » est du dessin de
M. Le Nostre exécuté par le sieur Regots. »S'il faut en croire Florent Lecomte,
sculpteur et peintre (1), la fontaine de